CHAPITRE XVI - Un brouillard à couper au couteau
Oui, les gitans arrivaient ! Leurs chiens les accompagnaient en jappant. Les quatre enfants se mirent à courir, Dagobert sur leurs talons.
« Ces hommes ne savent peut-être pas que nous campions dans la carrière, dit Michel. Ils viennent peut-être simplement ramasser les paquets… et pendant qu'ils les chercheront, nous prendrons de l'avance. Dépêchez-vous! »
Ils avaient atteint le fourré d'ajoncs d'où partait la voie ferrée près de la vieille locomotive. Les chiens les entendirent et hurlèrent. Les gitans s'arrêtèrent pour voir ce qui les effrayait. Ils aperçurent des ombres au loin. Un des hommes cria de toutes ses forces :
« Hé là-bas… arrêtez-vous! Qui êtes-vous? Arrêtez-vous, je vous dis! »
Mais les cinq n'obéirent pas. Ils avançaient entre les rails. Claude et Annie avaient allumé leurs lampes électriques et elles éclairaient les garçons qui trébuchaient sous le poids des ballots.
« Vite! Plus vite! » chuchotait Annie… mais dans ces conditions, comment marcher rapidement?
« Ils nous rejoignent, je crois, dit soudain François. Regarde, Claude. »
Claude se retourna.
« Je ne vois personne, répondit-elle. François, tout est très étrange. Qu'est-ce que cela veut dire? François, arrête-toi… Il se passe quelque chose d'extraordinaire! »
François s'arrêta. Jusque-là il avait gardé les yeux fixés à terre pour éviter les obstacles. Etonné par les paroles de Claude, il leva la tête et fit volte-face. Un cri lui échappa.
« Le brouillard! On ne voit même plus les étoiles. Comme il fait sombre!
— Le brouillard! répéta Annie effrayée. Pas ce terrible brouillard qui envahit la lande entière! Oh! François... ce n'est pas cela? »
François et Michel contemplaient avec étonnement les vapeurs qui tourbillonnaient autour d'eux.
« Cette brume de la mer, dit François. Vous sentez l'odeur du sel? Elle apparaît brusquement comme le vieux Baudry nous l'a dit, et devient de plus en plus épaisse.
— Heureusement nous avons les rails pour nous guider, remarqua Claude. Qu'allons-nous faire? Continuer? »
François prit quelques instants de réflexion.
« Les gitans ne nous suivront pas dans ce brouillard, dit-il. J'ai bien envie de cacher ces billets quelque part et d'aller avertir la police le plus tôt possible. Grâce aux rails, nous ne pouvons pas nous égarer. Mais il ne faut pas s'en écarter, sans cela nous nous perdrions complètement.
— Oui, c'est le meilleur parti à prendre, approuva Michel qui ne demandait qu'à se débarrasser de son lourd fardeau. Mais où les mettre, François? Pas dans la carrière. Nous n'y arriverions jamais dans ces ténèbres.
— Non. J'ai trouvé une excellente cachette, dit François en baissant la voix. La vieille locomotive qui a déraillé. Si nous fourrons ces paquets dans la longue cheminée et si nous bouchons le haut avec du sable, personne n'ira les chercher là.
— Epatant! s'écria Michel. Les gitans croiront que nous avons emporté les billets et, s'ils osent braver le brouillard; se mettront à notre poursuite, mais nous serons déjà à mi-chemin de la ferme. »
Annie et Claude approuvèrent aussi l'idée de François qui leur parut géniale.
« Je n'aurais jamais pensé à cette cheminée de locomotive, dit Annie.
— Vous deux les filles et Dagobert, vous n'avez pas besoin de nous accompagner, dit François. Asseyez-vous sur les rails et attendez notre retour. Ce ne sera pas long. Nous suivons la voie ferrée jusqu'à la locomotive, nous cachons les billets dans la cheminée et nous revenons.
— Bien, dit Claude en s'asseyant. Rapporte les couvertures. Il commence à faire très froid. »
François et Michel partirent ensemble avec la lampe électrique d'Annie. Claude garda la sienne. Dagobert se blottit contre elle. Ce brouillard n'était pas du tout de son goût.
« Reste bien près de nous et tiens-nous chaud, Dago, dit Claude. Cette humidité me glace jusqu'aux os. »
Tout en marchant, François guettait les moindres bruits.
Si les gitans avaient été à un mètre de lui, il n'aurait pu les apercevoir dans le brouillard qui devenait de plus en plus épais.
« Le vieux Baudry disait que le brouillard vous empoigne; je comprends maintenant ce qu'il voulait dire », pensa François qui avait l'impression que des doigts mouillés effleuraient son visage, ses mains et ses jambes. Mick lui donna un coup de coude.
« Les rails s'arrêtent ici. La locomotive doit être à un mètre ou deux. »
Ils avancèrent prudemment. Le fourré d'ajoncs était invisible, mais se faisait sentir. Ses épines s'enfoncèrent dans les mollets de François.
« Allume ta lampe, Michel, chuchota-t-il. Nous y sommes. Voici la locomotive. Maintenant faisons le tour des buissons et nous trouverons la cheminée.
— Ça y est, dit Michel un moment plus tard. Mettons-nous vite au travail et fourrons ces paquets à l’intérieur. Pourvu qu'ils entrent tous! »
Cette besogne leur demanda une dizaine de minutes. L'un après l'autre, les paquets s'enfoncèrent dans la cheminée.
« C'est tout, dit Michel avec soulagement. Maintenant du sable. Pristi! Que ces ajoncs ont d'épines!
— La cheminée est presque pleine jusqu'en haut, dit François. Il n'y a guère de place pour le sable. Juste quelques poignées pour dissimuler ce qu'elle contient. Là, c'est fait. Maintenant des branches d'ajoncs par-dessus. Aïe! j'ai les mains en sang.
— Est-ce que tu entends les bohémiens? demanda Michel tout bas avant de repartir.
— Non, répliqua François après avoir écouté. Je ne crois pas qu'ils osent aller très loin dans ce brouillard.
— Ils sont peut-être dans la carrière, dit Michel. Et ils attendront que le temps s'éclaircisse. A leur aise! En tout cas, ils n'auront pas les dollars
— Viens, dit François, et il fit le tour du fourré. C'est là que nous avons quitté les rails. Prends-moi le bras. Il ne faut pas que nous nous séparions. On n'a jamais vu pareille purée de pois. La lampe électrique ne sert à rien. »
Ils firent quelques pas à tâtons, mais leurs pieds ne rencontrèrent pas les rails.
« C'est un peu plus loin, je crois, dit François. Non… par ici. »
La voie ferrée restait introuvable. Où étaient ces maudits rails? François fut pris de panique. De quel côté se diriger? S'étaient-ils égarés? Ils se mirent à quatre pattes pour tâter le sol.
« J'en ai un, dit François. Non, c'est un morceau de bois. Pour l'amour du Ciel, ne t'éloigne pas de moi, Michel. »
Après dix minutes de recherches, ils s'assirent par terre, la lampe électrique entre eux.
« Nous nous sommes perdus en quittant les ajoncs, remarqua François. Que faire à présent si ce n'est attendre la fin du brouillard!
— Et les filles? demanda Michel anxieux. Essayons encore un peu. Il me semble qu'il fait un peu moins noir, nous aurons peut-être plus de chance. Si le brouillard s'éclaircit, nous pourrons nous orienter. »
Ils recommencèrent à marcher; la clarté de leur lampe électrique paraissait un peu plus efficace. Quand leurs pieds heurtaient un obstacle, ils se baissaient, mais les rails étaient introuvables.
« Crions », dit enfin François, et ils crièrent très fort : « Claude! Annie! Où êtes-vous? »
Ils ne reçurent pas de réponse.
« Claude! hurla Michel. Dagobert! »
Ils crurent entendre un aboiement lointain.
« C'était Dagobert, dit François. Par là-bas! »
Ils firent quelques pas et appelèrent de nouveau. Cette fois ce fut le silence complet. Aucun son ne sortait de ce brouillard terrible qui les entourait.
« Nous pouvons marcher toute la nuit sans résultat, dit François désespéré. Pourquoi avons-nous laissé les filles? Et si la brume ne s'éclaircit pas demain? Quelquefois elle dure plusieurs jours.
— Douce perspective! s'écria Michel d'un ton léger avec plus de gaieté qu'il n'en éprouvait. Je ne crois pas que nous ayons besoin de nous inquiéter pour Claude et Annie, François. Dagobert est avec elles et il pourra facilement les ramener à la ferme. Les chiens ne craignent pas le brouillard. »
François se sentit un peu rassuré. Cette idée ne lui était pas venue à l'esprit.
« Oh ! oui ! j'avais oublié le vieux Dago, dit-il. Eh bien, puisque les filles ne risquent rien avec Dagobert pour les guider, asseyons-nous et reposons-nous. Je suis mort de fatigue.
— Vois cet épais buisson, dit Michel. Glissons-nous au milieu pour nous abriter de l'humidité. Grâce au Ciel, ce n'est pas un ajonc!
— J'espère que les filles auront le bon sens de ne pas nous attendre et s'efforceront de trouver leur chemin, dit François. Je me demande où elles sont maintenant. »
Claude et Annie n'étaient plus à l'endroit où François et Michel les avaient laissées. Après une longue attente, l'inquiétude les avait saisies.
« Il est arrivé quelque chose aux garçons, dit Claude. Allons chercher du secours, Annie. Nous n'avons qu'à suivre la voie ferrée; Dagobert connaît le chemin. Tu veux bien n'est-ce pas?
— Oh ! oui ! dit Annie en se levant. Viens, Claude. Ce brouillard est plus épais que jamais. Ne nous éloignons pas de la voie ferrée. Dagobert lui-même ne pourrait pas retrouver la ferme. »
Elles se mirent en route. Annie suivait Claude, et Dagobert fermait la marche en se demandant ce que signifiait cette promenade nocturne. Au bout d'un moment, Claude, qui tenait la lampe électrique, s'arrêta perplexe.
« La voie s'interrompt ici, dit-elle. C'est drôle… Je ne me rappelle pas qu'elle était en si mauvais état. Les rails s'arrêtent… Je ne peux plus la voir.
— Oh ! Claude ! s'écria Annie. Tu sais ce que nous avons fait? Nous avons remonté la voie ferrée au lieu de descendre vers la ferme. Quelle sottise! Regarde, c'est la fin de la voie. La vieille locomotive doit être tout près et aussi la carrière.
— Flûte! dit Claude au désespoir. Que nous sommes bêtes ! Mais dans un brouillard pareil, c'est facile de perdre le sens de l'orientation.
— Je ne vois pas les garçons et je ne les entends pas, dit Annie. Claude, allons à la carrière et attendons jusqu'au jour. J'ai froid et je suis fatiguée. Nous pourrons nous abriter dans une grotte.
— Si tu veux, dit Claude complètement découragée. Faisons bien attention de ne plus nous perdre. »